À la fin de l’automne, les raisins sont encore de petites boules vert terne qui ne donneront des raisins juteux qu’au printemps. Mais un regard suffit pour prendre la mesure de la production à venir. Sur ces terres agricoles, situées autour de la ville de Nashik, dans l’ouest de l’Inde, les vignes s’étendent à perte de vue. Des hectares et des hectares de plantations dont les fruits vont bientôt peupler les étals de nos marchés à des milliers de kilomètres.
6 000 actionnaires
Penché sur la future récolte, Sachin Onkar Kadam, 42 ans, connaît ces chemins par cœur. Ici, il a quatre hectares, trois de vignes, un de tomates. Il est surtout l’un des premiers agriculteurs du Maharashtra à avoir misé sur Sahyadri Farms, un modèle innovant à mi-chemin entre une coopérative et une entreprise, né en 2011. Avec un objectif ambitieux : sauver les petits agriculteurs indiens du destin, notamment climatique.
Vilas Shinde, le fondateur, est alors déterminé à mettre fin au cercle vicieux du hasard, de la météo capricieuse et des usuriers. Mais à l’époque, peu d’agriculteurs ont emboîté le pas : une dizaine d’abord, puis une centaine en 2012. Aujourd’hui, ils sont 18 000 dans le vaste Maharashtra, dont Mumbai est la capitale. Parmi eux, 6 000 actionnaires, qui ne craignent plus un avenir incertain.
« Je peux dormir maintenant », sourit Sachin Onkar Kadam, père de trois filles, qui vient de se faire construire une maison. Mais il n’a pas oublié : la peur de tout perdre, de voir la récolte noyée sous une mousson dévastatrice, des créanciers pratiquant des taux exorbitants…
Cette réalité, encore prégnante pour des millions d’agriculteurs en Inde, a été renforcée ces dernières années par le changement climatique. Le pays, de la taille d’un sous-continent, reste rural : le secteur agricole représente 18 % du PIB mais emploie 43 % de la population active. Un agriculteur possède en moyenne 1,1 hectare et vit souvent sous le seuil de pauvreté.
« Tout seul, un agriculteur ne peut rien »
« Au départ, explique Vilas Shinde, qui préside Sahyadri Farms, l’idée était de se conformer aux normes européennes afin de vendre nos fruits sur de nouveaux marchés plus rémunérateurs. Pour cela, il a fallu atteindre une certaine envergure, mais aussi acquérir des outils techniques. Un agriculteur ne peut rien faire tout seul », insiste cet homme charismatique à l’allure simple. Son intuition, entre autres, était de se concentrer sur la formation et la connaissance. Un magasin de gros permet de fournir du bon matériel d’irrigation et des engrais au meilleur prix. Surtout, un laboratoire d’agronomie a été créé, qui fournit des données objectives sur l’état des plantations et permet notamment d’ajuster l’utilisation des produits phytosanitaires.
« En 2022, la mousson a été très longue », se souvient Sachin Onkar Kadam, écoutant les grains. Ici, nous cultivons l’espèce Thompson, mais avec le changement climatique, nous avons besoin de variétés plus résistantes, comme l’Arra 15. Sans Sahyadri, qui enquête et garantit les prix de vente, ce serait très difficile. »
De même, le petit producteur affirme avoir réduit la quantité de pesticides qu’il utilise -et renoncer à certains, comme le profenofos, classé « modérément toxique » par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2007. « J’ai moins d’allergies », il dit. Avant, j’avais souvent les yeux rouges et mon nez coulait constamment. Un premier pas, dans un secteur agricole indien encore fortement dépendant des intrants chimiques.
Des fonds d’investisseurs « à impact »
Pour atteindre ces résultats, des fonds étaient nécessaires. Rien de facile, dans un secteur aussi risqué que l’agriculture. Par conséquent, l’entreprise s’est tournée vers des investisseurs spécialisés dans l’impact social et qui n’avaient pas peur d’augmenter les risques. Parmi eux, Incofin, Korys, FMO mais aussi Proparco, la filiale de l’Agence française de développement dédiée au secteur privé.
« Les banques traditionnelles ne nous auraient pas suivis au départ. L’obstacle est plus grand en Inde, il rend la réforme agraire difficile, condamnant de nombreux paysans à leur sort », déplore Vilas Shinde, qui juge insuffisant le soutien apporté par le gouvernement. « Il faut prendre les choses en main, ne pas attendre tout d’en haut. Les communautés paysannes sont la solution ». En août 2022, la société agricole a levé près de 40 millions d’euros (dont une prise de participation de 12 millions d’euros auprès de Proparco).
Des clients comme Unilever
Cependant, la route a été longue pour en arriver là, avoue le fondateur. En 2014, autour de lui, il n’y avait que 450 agriculteurs qui produisaient 10 000 tonnes de raisins par an. En 2016, une décision importante marque une nouvelle impulsion : la diversification des cultures, pour couvrir les arrières de l’organisation et renforcer son pouvoir de négociation sur les marchés. Elle élargit son offre aux mangues, maïs, bananes, tomates…
Autre atout de taille : les Sahyadri Farms intègrent désormais toute la chaîne de valeur, des semences à la transformation des aliments en jus, purées, confitures, etc., pour des marques comme Kissan, d’Unilever. Ce jour-là, dans l’usine installée non loin des vignes qui brunissent au soleil, les ouvriers peinaient sur les lignes de production flambant neuves. Vêtus de blouses et de chapeaux verts, ils reçoivent de grands sacs de ketchup qu’ils mettent dans des caisses prêtes à l’exportation.
Paradoxalement, cette évolution spectaculaire est en partie due au Covid. Car, il y a trois ans, la crise sanitaire a mis à nu les travers de l’agriculture indienne. Bhaskar Kamble le raconte. Cet agriculteur, pionnier de l’aventure, se souvient très bien de ce mois de mars 2020, dévastateur pour la profession : la région de Nashik compte environ 40 000 viticulteurs. « Le système de vente de fruits s’est soudainement arrêté. Cependant, pour nous, mars est le pic de la récolte. Une vraie catastrophe. Tout risquait de pourrir sur la vigne sauf vendre 75% en dessous du coût de production… »
Grâce à l’entreprise, les fruits produits ont été stockés dans des chambres froides jusqu’à la reprise d’activité en mai 2020 et la récolte a été sauvée. De quoi convaincre les nouveaux agriculteurs que l’union fait la force. En trois semaines, dans la seule commune de Savargaon, plus de 450 agriculteurs ont rejoint la structure, selon les fondateurs.
« Une entreprise dirigée par des agriculteurs, pour les agriculteurs »
« Nous évoluons dans un contexte de concurrence internationale. Pour aspirer à des pratiques vertueuses, une gestion économique de l’eau, moins de pesticides, il faut d’abord être rentable », insiste Vilas Shinde. Même en résistant à la pression induite par le changement climatique, qui nous oblige à nous adapter.
« Les Sahyadri Farms sont une success story », ajoute Diane Jegam, directrice régionale Asie du Sud de Proparco. Ils montrent que l’agriculture en Inde peut être attractive, avec de multiples impacts : soutien aux petits exploitants, augmentation de leurs revenus, meilleures pratiques pour l’environnement. Notre rôle d’investisseur est de favoriser cette démarche : une entreprise agricole dirigée par des agriculteurs, pour des agriculteurs. En espérant que ça se propage à d’autres endroits.
A Nashik, Sachin Onkar Kadam ne regrette pas son choix. Au coucher du soleil, il rentre chez lui, jetant un dernier regard sur les allées de vigne dans la pénombre. Bientôt il plantera la fameuse Arra 15, dont la saveur sucrée est reconnue. Espérant déjà les vendre sur des marchés haut de gamme, à l’autre bout du monde.
Un géant agricole aux pieds d’argile
Deuxième plus grande zone agricole du monde, l’Inde est le premier producteur mondial de lait, de sucre, de thé et le deuxième producteur de blé, de riz et de fruits et légumes, derrière la Chine. La part de l’agriculture dans le PIB décline rapidement de 42% au début des années 1970 à 17% aujourd’hui, mais le secteur reste le premier employeur du pays (43% des salariés)
Outre une faible productivité, liée à la taille des exploitations, et une mécanisation peu développée, l’agriculture indienne est très vulnérable au changement climatique, en raison notamment de son exposition à la mousson.
La mousson est un phénomène saisonnier de régime de vent persistant qui souffle sur de vastes régions intertropicales de l’océan au continent en été, où elle apporte des précipitations excessivement abondantes.
En 2021, après un an de protestations, le gouvernement indien a décidé d’abandonner un plan de libéralisation du secteur agricole. Il espérait augmenter les prix en supprimant les tarifs d’achat minimum garantis par l’État sur certaines cultures.