Dans la cuisine, Marcelle entend la hâte de Pierrot. « Regarde ce que j’ai trouvé! », s’exclame-t-il d’un ton enjoué. Elle baisse les yeux et observe le trésor de son mari. Trois pommes de terre de la saison dernière, découvertes en grattant la terre du jardin. Dans sa maison de Francueil, petite commune d’Indre-et-Loire de 1 386 habitants, le déjeuner se fera bientôt entendre dans le salon.
Pierrot épluche les pommes de terre. Depuis son accident en montagne il y a 10 ans, Marcelle a perdu la mobilité de son poignet. Le repas est prêt, ils se mettent à table. Accoudés à la nappe à carreaux, ils regardent les informations à la télévision. Enfin, « l’après-midi c’est plus la télévision qui nous regarde », sourit Pierrot. Sur le banc des accusés, il crie : « C’était le bon temps.
Pierrot et Marcelle se sont rencontrés en 1951 à l’heure du déjeuner.
Un «grand timide» qui avait «peur de tout»
A l’âge de 3 ans, les parents de Pierre, dits Pierrot, revendent leur épicerie de Maintenon dans l’Eure-et-Loir et posent leurs valises pour Chartres, où ils reprennent une activité de confiserie. Ils n’avaient que lui. En 1939, son père part en guerre. Pierrot a 5 ans. Il a vu son premier bombardement. « J’ai écouté », dit-il. Avec sa mère, ils participent à l’exode de 1940 et se retrouvent au Mans. Pierrot se souvient des privations, « comme partout ». Des alertes à la bombe retentissent chaque jour. Alors il se bouche les oreilles.
Capturé par les Allemands, lui et sa mère retournent à Chartres. Il a été envoyé à l’école avec ses frères, où il est resté jusqu’à son certificat scolaire, qu’il a reçu à l’âge de 14 ans. Il passe d’abord un CAP gymnaste. Il va à l’usine d’appareils photo, mais il n’aime pas la tâche qui lui est confiée, alors il postule à l’usine Braud et Faucheux, « où ils fabriquent des grues », et ça lui plaît un peu plus. Chaque après-midi, Pierrot rentre chez ses parents pour le déjeuner. En chemin, il rencontre Marcelle, en apprentissage de couturière chez un tailleur-culottier. Ils sont séparés depuis un an et demi. Ils tombent amoureux.
Pierrot se définit comme « très timide » qui « avait peur de tout ». Mais Marcelle a réussi à le « faire sortir ». A 18 ans, il quitte l’usine pour faire son service militaire. Un jour de congé, son père l’attend à la gare, à côté d’une jeune fille qui attend également. C’est Marcella. Pierrot rit, gêné et amusé. Son père et Marcelle n’avaient pas encore eu l’occasion de se rencontrer. « Nous avons donc dû apprendre à nous connaître. »
«Pendant dix ans, on a travaillé ensemble»
Au retour du service militaire, Pierrot obtient un emploi à l’usine Citroën d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Sa tante le loge à Montmartre. Marcelle le rejoint et trouve un emploi de femme de ménage dans un magasin de vêtements. Ils se sont mariés le 13 mai 1957. Marcelle a ensuite effectué un stage pour devenir contrôleur à l’usine Citroën, puis y a également été employée. « Pendant dix ans, nous avons travaillé ensemble, les mêmes horaires et tout », se souvient Pierrot.
Mais, sans perspective d’évolution dans l’entreprise, il décide de suivre une formation de chauffeur de taxi. Il achète un permis et roule dans Paris de 13h à minuit pendant dix ans. Il côtoie parfois des célébrités qui embarquent. Marcelle installe à nouveau sa page, chez elle, cette fois. Pierrot lui organise un atelier de confection dans sa petite maison de retraite de Seine-Saint-Denis.
Annie, la petite sœur de Marcelle, de dix-huit ans sa cadette, leur rend souvent visite : huit jours de vacances, les week-ends, Noël. Le matin, elle vaque à son petit rituel : Marcelle prépare le petit-déjeuner, Pierrot va se raser et lui fait un « bisou » à son retour. Cette image, comme tant d’autres, est restée dans sa mémoire. « Ils m’ont souvent gâtée », dit-elle. « J’ai été très gâté. » Pierrot et Marcelle n’ont pas d’enfants. « Elle n’en voulait pas », a expliqué Pierrot. Il n’est pas sûr qu’il l’aurait voulu. La décision appartenait à Marcelle.
«Ils ont toujours été généreux avec nous. Une générosité du cœur»
En mai 68, « c’est plus difficile ». Les taxis sont à l’arrêt, rien n’arrive pendant un mois. Au milieu des années 1970, Pierrot et Marcelle reprennent l’activité fruits et légumes de l’oncle de Pierrot : « Il était en mauvaise santé… Nous avons consulté Marcelle, nous n’avons jamais pris de décision l’un sans l’autre, et je l’ai appelé pour savoir si Je pourrais faire le travail. »
Encore une fois, Pierrot et Marcelle travaillent ensemble : « On aurait dit qu’elle avait ça dans le sang. » […] Elle avait la confiance de tout le monde ! » dit Pierrot d’un ton admiratif. Ils font le plein à Rungis trois fois par semaine. Un jour de 1977, une jeune fille de 16 ans vient les voir. Le couple avait déjà rencontré Carmel dans les halles, lorsqu’elle aidait les boîtes pour gagner de l’argent de poche. Ils l’engagent.
Le matin, très tôt, Pierrot dépose Marcelle et Carmel au marché et va s’approvisionner. Le petit n’a pas la vie facile. En 1978, elle a perdu son père; Marcelle et Pierrot le soutiennent. « Ils étaient très sympathiques, très protecteurs. J’ai eu la chance d’avoir de bons patrons, c’est vrai. Un an plus tard, ils rencontrent Frédéric. ans, les deux couples se voient de plus en plus souvent : « J’avais 19 ans. [Pierrot] a pris la parole. Il m’a conseillé. Quand nous sommes allés chez elle, il a rempli ma roulotte de bois. moins pour le chauffage. »
Il poursuit: « Nous sommes devenus amis – enfin, j’espère que nous sommes devenus amis, car on ne sait jamais vraiment quand on est ami avec quelqu’un – mais je dirais dix ou quinze ans plus tard. » Pendant un instant, il secoue la tête. « Ils ont toujours été généreux avec nous. C’était une générosité du cœur, c’était humain.
«C’était un couple qui s’entendait formidablement»
Pierrot et Marcelle vendent des fruits et légumes depuis onze ans. Ensuite, « les affaires sont devenues plus difficiles : de nombreux petits supermarchés ont été ouverts dans le quartier ». Alors le couple a décidé de ralentir. Quelque temps auparavant, le père adoptif de Marcelle est décédé d’un cancer du poumon, « et puis il a eu un travail très dur, il a été coupé ». Alors Pierrot a arrêté de fumer en 1980 : « J’ai trop fumé, j’ai dit : ‘Ça suffit’. » Les amoureux déménagent en Touraine. « [Pierrot] avait sa propre expression en disant qu’après la Loire, c’était le soleil », se souvient Annie.
Là, le couple visite des maisons. L’un d’eux, un immeuble au portail rouge, « a attiré l’attention de Marcelle ». Dehors, il y a des épicéas et un hêtre qui se balance. A l’intérieur, les pièces ont des poutres apparentes. Il y a beaucoup de travail à faire, Pierrot a un peu peur. Marcelle l’assure : « On y arrivera, on y arrivera ! » Le grand-père de Marcelle était maçon, elle se souvenait bien de tout. « C’est elle qui m’a appris les dosages de ciment et tout ! » s’écria Pierrot. Ils signent. Pierrot a refait toute la plomberie, le carrelage et le reste. Parfois, les chats s’installent dans leurs maisons. Ils finissent par les adopter : « On n’a jamais eu… Ils sont venus, comme ça ! » Chaque année, le couple fait des dons à des associations de protection des animaux.
En juillet 1987, tous deux ont cessé de travailler. Ils ont pris leur retraite à 53 et 51 ans respectivement. Quand on demande à Pierrot quel a été le salaire le plus confortable de sa carrière, il réfléchit. Ce n’est pas facile de dire, « entre le franc, le nouveau franc »… Mais le travail qu’il préférait était celui des « fruits et légumes, au contact des clients ». Ensemble, ils perçoivent une rente mensuelle de 1 800 euros. La première année, pour compléter un peu les fins de mois, Pierrot vendange les raisins, tandis que Marcelle trouve un emploi dans un restaurant. « Elle était très agréable, très humaine. On s’entendait très bien, il n’y a rien de négatif à dire », se souvient sa collègue de l’époque et sa compagne Jacqueline.
La patronne du restaurant où elle travaille invite Marcelle et son mari à « un bal familial, comme on dit ». Tous deux se découvrent une passion pour la danse. Autrefois, alors qu’il était encore célibataire, Pierrot jouait au basket. Marcelle, elle, n’a jamais fait de sport de sa vie, « mais elle était quand même plus souple que moi », raconte-t-il. Ensemble, ils suivent des cours au conseil municipal et participent à des stages, remportant « quelques coupes », notamment dans la valse viennoise. Au bout de trois ans, au départ du professeur de danse, Pierrot prend la relève.
Annie les appelle tous les dimanches. L’été, Carmel visite avec son mari Frédéric et leurs enfants. Frédéric hausse les épaules : « Je n’ai jamais vu Marcelle et Pierrot se disputer. Même s’ils se disputaient, c’était sur le ton de l’amusement. Jacqueline, devenue une petite dame aux cheveux blancs, assure : « C’était un couple qui s’entendait à merveille. » A vrai dire, personne ne les voit « l’un sans l’autre ».
«Quand on les voyait danser enlacés, c’était magique»
Serge et sa femme ont commencé les cours avec Pierrot et Marcelle en 2001-2002 : « Ils nous ont montré des pas ensemble. Quand on les a vus, c’étaient des poupées ! C’était merveilleux », raconte-t-elle, toujours essoufflée. « Et on nous a dit qu’ils ne savaient pas danser avant… » Nicole, une amie et voisine, confirme : « Quand on les a vus, qu’ils dansaient individuellement, c’était magique. » « C’était un club très convivial, avec des moniteurs encore plus sympathiques que les élèves. Il n’y a pas grand-chose à dire en termes de méchanceté », admet Serge.
Peu à peu, le couple invite Serge et sa femme aux « repas des anciens ». Ils se voient tous les deux mois. « On a ri ensemble, on a dansé ensemble. […] Je n’ai jamais vu des gens aussi hostiles. Marcelle se parfume avant de sortir. Pierrot prend toujours le manteau de sa femme « pour se mettre sur les épaules » en sortant. »
Pour les spectacles de danse, Marcelle confectionnait des robes sur mesure, longues, brillantes vertes et bordeaux. « Elle avait – j’ai compté – cinquante jupes ! Danser ça, ou ça. C’était une grande joie », raconte Pierrot. Dans le sous-sol de leur maison à Francueil, il a installé une salle de danse. « On menait nos petites vies, résume-t-il. maladies, petits accidents. » Deux opérations de hernie inguinale pour lui ; problèmes dentaires pour elle.
Le couple aime beaucoup voyager : « Mais pas très loin, il y a tellement de choses à faire en France. » Sur leurs photos de vacances, Pierrot et Marcelle sourient à l’ombre d’un arbre, ou sur une couverture de pique-nique à l’orée de la forêt, ou allongés sur une serviette de plage en maillot de bain. Et puis, en 2010, dans les montagnes de Chamonix, Marcelle a fait une mauvaise chute et n’a pas pu se relever. « Heureusement, je n’avais qu’un ordinateur portable et j’avais appris à m’en servir », souffle Pierrot.
Les secouristes viennent les récupérer en hélicoptère. Marcelle est gardée à l’hôpital de Chamonix pendant huit jours pour des fractures du col du fémur et du poignet. Pierrot prend une chambre à l’hôtel proche de l’établissement et reste à ses côtés toute la journée jusqu’à son transfert à l’hôpital d’Amboise. Après ça, Marcelle ne peut plus coudre ni cuisiner comme avant, et ça lui fait très mal, raconte Pierrot. Elle a refusé de l’aide à la maison. Pierrot épluche les pommes de terre.
«Ah, si seulement on pouvait partir ensemble!»
Après la sieste, son rituel de quatre heures consiste à se couper « un petit carré de chocolat ». Ils parlent. « On n’avait pas forcément de grandes conversations, on s’entendait tellement bien », raconte Pierrot. A 18h30 au plus tard, ils dînent : « Nous mangeons de la soupe, soit une dizaine de crevettes chacun. Et ils regardent la télé.
Parfois, le journal fait état d’un accident de la route à 20 heures : « Elle m’a dit : ‘Si des choses comme ça m’arrivent, ne me laisse pas comme ça.’ » Il a dit la même chose. « On n’est pas rentré dans les détails pour dire ‘il faut débrancher’ etc. C’était après le JT. La question n’était pas de rester handicapé, de ne pas rester dans la vie de tous les jours sans y participer. Souvent, se souvient Carmel , Pierrot et Marcelle se disent : « Ah, si seulement on pouvait partir ensemble ! ». « Mais pas dans le cadre d’un suicide… Dans le meilleur des cas, quoi », précise-t-elle.
Avant la fin du journal télévisé, Marcelle décroche. « Son hobby était de se lever à 13h, 2h du soir pour faire la scène. Elle s’est mise en grève le soir. Elle a dit : ‘Ça coûte moins cher.’
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