Le forum des professeurs innovants : tribune
Le dossier du forum des professeurs innovants
Pas de tabou ni de totem ! Si l’innovation contribue à faire bouger les élèves, elle n’exclut nullement d’évaluer ce qu’elle permet d’apprendre. Royaume de Philippe Meirieu.
par Philippe Meirieu, pédagogue, professeur honoraire des sciences de l’éducation (Lyon)
Tous ceux qui s’engagent pour une innovation ambitieuse à l’école vous le diront : l’institution exerce l’injonction d’innover avec autant d’enthousiasme qu’elle soupçonne les innovateurs. Hier, Célestin et Elise Freinet ont poussé, contre leur gré, hors de l’éducation nationale… Fernand Oury dont les propositions ont été ridiculisées et limitées à des « classes de fous »… Germaine Tortel à qui on leur a dit avec abattement que la création artistique voulait mettez-le au cœur des routines scolaires qui devraient être réservées aux enfants de maternelle, avant que les choses sérieuses ne commencent ! Et, aujourd’hui, si le discours officiel – du plus haut sommet de l’État aux plus petites circonscriptions – promeut l’innovation, les routines quotidiennes de la hiérarchie entravent systématiquement sa mise en œuvre.
C’est ainsi que les pionniers sont souvent réduits à profiter des opportunités nationales : l’arrivée d’un nouveau ministre (un peu à gauche) qui ouvre la porte à quelques « institutions expérimentales », la « découverte » soudaine selon l’opinion publique de phénomènes connus à nous. militants de l’éducation (comme les décrocheurs ou les brimades), la frénésie médiatique autour de méthodes qui concilient miraculeusement les exigences scientifiques d’efficacité avec les aspirations mystico-ésotériques de « développement personnel » (dont le marketing Montessori est un bon exemple) ou, encore une fois, la libération d’un tract qui attire soudain l’attention sur des sujets jusque-là relégués au second plan (comme l’écologie ou les théories du complot). Puis les pionniers se sont précipités dans la brèche et ont tenté de faire reconnaître ce qu’ils avaient fait jusque-là en secret avec le secret espoir de répandre du pétrole. Mais ils sont vite déchantés : il leur faut désormais donner des justifications sans fin, passer par les fourchettes caudines d’une multitude d’experts et de commissions et s’engager, bien sûr, à atteindre 100% de réussite… Tandis que ceux qui n campent dans l’ordre capables de continuer, dans le plus grand confort, à reproduire des pratiques traditionnelles avec des résultats aléatoires et rarement évalués.
Enfermement affinitaire, idéologique ou social
Le plus drôle (si l’on peut dire cela) est que les éducateurs innovants sont sans doute les plus clairs et les plus critiques de la totémisation de l’innovation. Ils sont les premiers à dire que toute innovation n’est pas un progrès, que priver les enfants de contenus culturels pour ne pas freiner leur spontanéité accroît les inégalités… et qu’on peut difficilement les mettre sous électrodes pour surveiller leur activité cérébrale en temps réel contribuent à leur émancipation. Ils sont conscients que l’innovation contribue au mouvement des étudiants mais n’exclut en rien de l’évaluation précise de ce qu’elle permet d’apprendre. Ils se méfient de l’obsession étroite des outils (même s’ils sont numériques) ainsi que de la limitation affinitaire, idéologique ou sociale, qui menace de nombreuses « expériences pédagogiques ». Et ils nient la tentation permanente de nos institutions de montrer, grâce à quelques beaux étalages de luxe, une image « novatrice » de leur fonctionnement quand, de surcroît, ils abandonnent certains de leurs acteurs dans des situations anciennes et ennuyeuses.
C’est pourquoi ils s’inquiètent de ce qui se passe aujourd’hui et se demandent si le rôle des pouvoirs publics est de labelliser et financer les innovations de ceux qui savent se « vendre »… ou de donner à ceux qui sont débordés de tâches , confrontés au quotidien à des problèmes tels qu’ils sont incapables de lever le nez du guidon, des moyens humains et financiers pour réfléchir à ce qu’ils vivent et reprendre le contrôle de leur métier. Craignons, à cet égard, que « l’école du futur » nous dit-on soit, en fait, l’école du passé, avant l’éducation prioritaire, avant qu’on confirme (sans pouvoir, il est vrai, en réalité). sa mise en œuvre) qu’« il faut donner plus et mieux à ceux qui ont moins ». Rien ne serait pire, en effet, dans la lutte contre les inégalités, qu’une répartition des deniers publics qui se fait essentiellement sur la base de « projets innovants » et qui, dans une intolérable « babélisation », laisserait ceux qui n’ont pas le un ou l’autre. temps que les moyens d’innover.
Des enjeux considérables
A terme, faut-il alors faire de l’innovation à l’école une sorte de « langue d’Esope », le meilleur et le pire des choses à la fois, le lieu où peuvent s’inventer les pratiques de demain mais aussi tromper l’idéal républicain de l’école qu’elle a fermement tournée sur. accès pour tous à une éducation de qualité ? Sans aucun doute, nous devons être plus vigilants à ce sujet. Mais il faut aussi se libérer de l’obsession malsaine de la nouveauté des médicaments et travailler ensemble sur la pertinence de ceux-ci au regard des objectifs que nous visons. Innover pourquoi ? Pour qui? Où partir ensemble demain ?
Les enjeux éducatifs sont aujourd’hui importants : lutter, en même temps et dans les mêmes lieux, pour la réussite scolaire et la mixité sociale ; apprendre à chacun à penser par lui-même et à résister à toute forme de manipulation ; permettre à chacun d’avoir accès à la fois à la culture et à l’autonomie ; donner aux étudiants un moyen quotidien de découvrir l’unité entre eux, avec tous les êtres humains et avec la planète. Au regard de ces objectifs, l’éducation nationale doit donner à tous les acteurs de l’organisation scolaire les moyens d’imaginer des pratiques pertinentes, au plus près des difficultés et des besoins. Elle doit les accompagner par une formation continue de qualité. En ne faisant jamais de l’innovation un préalable au soutien de l’Etat mais un moyen offert à chacun pour que l’école tienne enfin les promesses de la République.
Les derniers ouvrages parus : Dictionnaire de la pédagogie inattendue (ESF-Sciences humaines, 2021, 526 pp, 26 €), Grandir dans l’humanité – Paroles libres sur l’école et l’éducation, dialogue avec Abdennour Bidar (Autrement, 2022, 256 pp, 15 € )