Odeur ou magie ! – Un conte d’Halloween – Nez le mouvement culturel olfactif

Si la fête celtique est la plus populaire outre-Atlantique, elle est aussi devenue l’occasion de s’immerger dans une ambiance automnale, à la lueur des bougies. Pour célébrer cette tradition à notre manière, nous vous proposons un conte olfactif d’Halloween, où l’on retrouve un chercheur et un parfumeur, entre l’odeur de la peur et le réveil d’un fantôme…

Je rentre du travail, un peu fatigué; le bruit autour de moi, comme d’habitude, pèse lourdement sur mes épaules. Je pense vaguement à ma journée, à demain, aux tâches à accomplir. Mais les rires me sortent de mon étourdissement : des enfants déguisés courent parmi les passants pressés de sortir du transport. Des citrouilles géantes, des fantômes immaculés et des zombies souriants implorent sournoisement vos bonbons. C’est Halloween, c’est vrai : j’ai oublié. Le souvenir de ces nuits déguisées me réconforte et me fait me sentir plus léger, et me voilà déjà à ma porte.

La nuit est tombée alors que je la traverse. Enfin à la maison! Pour me mettre dans l’ambiance, j’allume une bougie : son arôme de fruits verts, à la fois végétal, lacté, lactonique et musqué, se répand dans la pièce. Rond, comme un cocon comme le fruit qu’il entend interpréter, le Potiron de Diptyque déploie ses arômes confortables, crémeux, légèrement épicés qui me mettent l’eau à la bouche.

Ça me donne envie de faire une tarte pour ce soir. Lorsque je coupe ma courge, du cis-3-hexénol rappelant l’herbe tondue et du diacétyle aux notes beurrées me montent au nez. Après l’avoir fait sauter à la poêle pour attendrir sa chair orange, je le dresse en pâte sablée. Une pincée de cannelle et de muscade, quelques morceaux de châtaigne, un peu de sel et le tour est joué, au four !

Mais quand je retourne au comptoir, c’est une autre odeur, bien moins agréable, qui me surprend : quelques gouttes de sang, ferreux et rappelant la viande fraîche due à l’époxydécénal qui le compose, brillent sur le couteau. . Mmmh… J’ai probablement dû me couper; mais, étrangement, je ne trouve aucune trace sur mes mains… Un frisson me secoue et la cloche sonne en même temps : je sursaute. Une seconde plus tard, prenant une profonde inspiration, je me retrouve nez à nez avec de petits monstres attendant leurs doux trésors. Une poignée dans chaque chapeau magique, et ainsi j’échappe au sortilège menaçant d’une sorcière portant baguette et balai. La porte fermée, entre deux états, j’ai soudain peur de sentir mauvais, après toutes ces émotions. Cette peur, qui devient pathologique, porte même un nom : l’autodysosmophobie, à ne pas confondre avec la fantosmie, qui fut l’une des conséquences du Covid-19, et qui consiste à percevoir des odeurs – la plupart du temps désagréables – sans qu’il y ait d’objectif. sources. .

J’essaie de me ressaisir : direction le placard à parfums et restons dans le sujet ! Côté citrouille, Like This by Orange Free State me plonge dans l’univers fantastique de Tilda Swinton imaginé par Mathilde Bijaoui de Mane : un crumble à la citrouille, réchauffé de fleurs et d’épices vivaces, qui m’apaise par son côté gastronomique et velouté. A côté, le flacon moelleux de Fabulous me de Paco Rabanne reflète mon visage déformé sur sa surface métallique : je le vaporise sur mon poignet et y trouve de la pulpe de citrouille mélangée à de la rhubarbe, dans un cocon de vanille et d’amande.

Un éclat de métal heurte soudain le sol, me tirant de mes rêveries olfactives. Je me retourne rapidement : le couteau est par terre, il tourne toujours, éparpillant des gouttes violettes sur le carrelage froid. Surpris, le cœur battant, les muscles tendus, j’écoute attentivement, le souffle court. Le bruit régulier du four prend le pas sur les bruits extérieurs plus aléatoires mais sourds : sifflement du vent, pas précipités dans les feuillages au sol, portes qui s’ouvrent ou se ferment. Les odeurs familières de la pièce, bois ciré, citrouille au four, bougie allumée, me réconfortent lentement.

J’avais tellement peur que j’ai l’impression que si quelqu’un entrait dans la pièce, il le reconnaîtrait de vue, malgré le parfum que je mettais pour me rassurer. Mon téléphone sonne : coïncidence improbable, c’est Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS… Ça tombe bien, j’en profite pour l’interroger sur l’odeur de la peur ; il semble intarissable sur le sujet : « Les études sur la peur sont ancrées dans le cadre des recherches sur la contagion émotionnelle, positive ou négative, qui se déroulent depuis une bonne dizaine d’années. Pour que les résultats soient concluants, nous avons procédé à plusieurs scénarios, du visionnage d’un film d’horreur au saut en parachute, en plaçant des oreillers sous les aisselles des individus. Lorsque ces odeurs d’aisselles sont ressenties par des personnes qui ne connaissent pas leur origine, la grande majorité s’accorde à dire qu’il s’agit d’une odeur de peur – comme nous le savons. maintenant qu’il y a les mêmes odeurs de joie – et les mesures parallèles des paramètres corporels (tension artérielle, fréquence cardiaque, etc.) concordent avec cette affirmation. On ne sait pas exactement de quoi est faite l’odeur de la peur : c’est un tout complexe, particulièrement chargé en stéroïdes, en androstérone et en acides gras. C’est une réaction physiologique : quand j’ai peur, mon corps active tous ses systèmes cérébraux pour que je puisse me défendre. Au niveau neuronal, c’est notamment l’amygdale, structure constituée de neurones impliqués dans les émotions, qui est activée. Le cerveau envoie un signal d’activation qui déclenche la libération d’adrénaline dans le sang par les glandes surrénales, ce qui lui permet de signaler très rapidement à tout l’organisme qu’il faut se préparer à fuir : le rythme cardiaque et la respiration s’accélèrent, les yeux se dilatent. , les muscles se contractent, la température corporelle augmente… Chez l’homme, il est difficile de savoir s’il existe des odeurs animales qui provoquent une peur innée, comme c’est le cas chez les souris à l’urine de renard. Mais l’odeur de brûlé est une des causes de cette réaction physiologique. Compte tenu de l’importance vitale de cet axe entre l’odorat et le corps, les personnes anosmiques, qui ne présentent pas ces signes, vivent dans un état de stress permanent, car elles savent que l’odorat ne peut pas les protéger. C’est une déficience sensorielle majeure dans la vie de tous les jours, qui contribue certainement au taux élevé de dépression dont souffrent ces personnes. Et nous savons aussi que l’odeur va colorer émotionnellement notre perception du monde qui nous entoure : en présentant un individu qui sent la sueur de stress avec un visage neutre (même s’il ne le perçoit pas consciemment), il l’interprète comme un visage effrayé. Cela nous rappelle que les odeurs sont le moyen de communication le plus ancien, qui nous permet de communiquer un danger avant même qu’il ne soit visible et avant même que nous sachions parler. »

A défaut de quiétude, je suis informée : si je veux effrayer ceux que je croise, j’opterai dans mon cabinet de parfum pour Bois d’ascéde de Naomi Goodsir ou Cuir de Mona di Orio, pour leurs notes incandescentes et fumées. Ou peut-être les senteurs sanglantes métalliques (mais pas que) de Magnificent Secretions of Orange Free State, ou encore celles qui évoquent la chair et la fourrure animales dans M/Mink de Byredo ?

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Bon il faut que je pense à autre chose ! Mon nez me dit que ma tarte est prête à manger, c’est une bonne nouvelle. Je m’installe pour la première fois sur le canapé, une couverture sur les genoux, à la lueur de la bougie dont la flamme vacille en silence. La pâte croustillante fond dans ma bouche, le potiron crémeux se fond, doux et épicé à la fois. Un délice! Mon regard tombe machinalement sur le sol, où je remarque la présence d’un bout de papier noté. Posant ma fourchette, à moitié perdu dans mes pensées, je me penche pour lire :

« Dans les voûtes de l’insondable tristesse Où le Destin m’a déjà relégué ; Où n’entre jamais un rayon rose et gai ; Où, seule avec la Nuit, hôtesse taciturne,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre, hélas ! au-dessus des ténèbres ; Où, je cuisine avec des appétits funèbres, je bouillis et mange mon cœur,

Parfois elle brille, s’allonge et s’étend Un spectre fait de grâce et de splendeur. Dans ton allure orientale rêveuse,

Lorsqu’il atteint sa pleine taille, je reconnais ma belle visiteuse : C’est Elle ! sombre et toujours lumineux. »

Je reconnais la première partie du poème de Baudelaire Le Fantôme, visiblement arrachée aux Fleurs du mal. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Intrigué, j’explore la pièce des yeux et… Oui, là, exactement là où était posé le papier, il semble y avoir une sorte de trappe qui traverse le parquet lisse et brillant. C’est absurde, je ne l’ai jamais vu… J’essaie de l’ouvrir, il cède et découvre des marches. Certainement une cave : pourquoi les anciens propriétaires n’en ont jamais parlé ? Prête à découvrir des trésors oubliés, je m’y engage, toute excitée. Dans l’obscurité poussiéreuse, silencieuse et suffocante, j’aperçois une porte ornée d’une enseigne : « Centre Culturel Alban Mainville, Toulouse, 2021 : exposition « De la matière à l’esprit » ». Rassemblant mon courage, de plus en plus intrigué, je tourne le bouton : la musique flotte dans l’air, se mêlant au parfum aldéhydé, blanc, mais aussi rond et boisé qui emplit la pièce. Je frissonne, comme transpercé par un souffle étranger. Pierre Bénard, parfumeur et fondateur de la société Osmoart, que j’ai rencontré récemment lors d’une conférence, est dans la salle. Il m’invite à humer son « olfactoriagmi » où se déposent les matières premières de son parfum fantôme, Yurei : immortel à la symbolique forte, cèdre imputrescible utilisé pour les sarcophages, patchouli boisé, ciste résineux capable de renaître de ses cendres.. Le Le parfumeur m’explique sa démarche, visiblement pas plus perturbée que celle par notre présence ici : « J’imaginais l’odeur d’un fantôme comme une allégorie du parfum : à la fois présent autour de lui, transparent et impalpable, est un messager qui parmi les morts et les Le parfum – dans son sens originel de per fumum – s’appuie aussi sur cette notion : on brûle de l’encens pour communiquer avec l’au-delà, pour embaumer le corps… Je me souviens de cette idée avec l’encens. J’ai aussi créé un accord encaustique, pour représentent une maison habitée et hantée.Un accord d’aldéhyde, créé exclusivement Issu de molécules synthétiques, il évoque un fer qui glisse sur le linceul, le drap du fantôme. J’ai aussi utilisé l’accord « hug me » que l’on doit à Sophia Grosjman, mais j’ai remplacé le Galaxolide par un autre musc synthétique, le Phantolide, parfait pour ce projet ! Cet accord, comme son surnom l’indique, embrasse, fait sentir une présence, comme une aura – et me permet aussi de citer mes mentors en parfumerie, de dire qu’il a une histoire. C’était l’un des objectifs de ce travail, et d’Osmoart en général : positionner le parfum comme une création artistique et pas seulement comme un produit commercial, pour qu’il inspire un public plus varié, en même temps qu’il exerce une action pédagogique travailler à transmettre le savoir. . Et ce projet, on le prend à plusieurs : le nom du parfum, Yurei, vient de « Yūrei-zu », un genre de l’art japonais qui consiste en des images peintes ou des gravures de fantômes. Pour la représenter, en plus d’une série d’études photographiques d’une rose de Damas en béton que j’ai exposée et qui révèle la captation de l’âme de la fleur, de son essence, il y a une photographie de Nicolas Sénégas. Celui-ci a capté les volutes de la contorsionniste Lise Pauton : un écho puissant des premières estampes japonaises où le fantôme est représenté sans pieds ni jambes, mais aussi de cette danse du corps obscur qu’est le butoh. Entre ses mains, les fleurs de pavot sont un hommage aux Paradis Artificiels de Baudelaire. J’ai aussi composé la musique que vous entendez, avec les voix de Miku Koyama pour sa lecture de la version japonaise du poème « Le Parfum » de Charles Baudelaire et celle du chanteur Wilfried Besse pour les paroles, accompagnées d’images de Margot Lançon » .

En s’éloignant, Pierre Bénard m’invite à ouvrir une autre porte, où l’inscription se lit : « De la matière à l’esprit, Halo 2 : Château du Domaine de Caladroy, Pyrénées Orientales, août 2022 ». Allez! C’est un lieu plus dégradé, propice à créer une atmosphère hantée. De vieilles bouteilles, de grandes bouteilles en verre exhalent l’odeur des matières premières. Et le parfum de la dame blanche, représenté par le jasmin, habite les lieux. « Cette série, c’est aussi une manière de dire que chacun a son fantôme, et de créer des espaces qui peuvent toucher tout le monde, initiés ou non, enfants et adultes, car il y a différentes approches imbriquées qui proposent différentes grilles de lecture. On aimerait bien prévoir un Halo 3 ailleurs, pour une nouvelle variation », conclut Pierre Bénard avant de me lâcher, toujours accompagné d’un parfum d’esprit vagabond, qui me semble désormais plus familier.

Bercé par ces rêveries fantomatiques, je suis un chemin de pierres moussues, planté de bougies vertes parfumées à la vanille qui me rappellent les sucreries que je dégustais quand j’étais enfant – mes yeux entrevoient son nom : Lord of Misrule, de Luxuriant.

Quand j’ouvre les yeux, je suis allongé sur le canapé. Je regarde l’horloge : il est presque 8 heures. Alors aurais-je dormi tout ce temps ? Odeurs, couleurs et sons s’entrechoquent encore dans mon esprit, alors que le Jour des Morts m’accueille dans tout son hommage festif aux âmes de ceux qui nous ont quittés : au Mexique, les autels sont encore chargés d’offrandes à la mémoire des défunts. Pour cette nouvelle journée, De Los Santos de Byredo sera idéal : encens rituel, sauge purifiante et fraîcheur résineuse célèbrent la vie dans un voile musqué qui m’apaise et illumine l’atmosphère. Quand je me rends à l’armoire à parfums, je m’aperçois que la porte d’hier a disparu : je trouve pourtant le poème juste à côté de l’assiette où il ne reste que quelques miettes de tarte, mais il est plié en petit origami et je le tiens un instant, j’en suis sûr, l’odeur du fantôme que j’ai senti hier soir, avant de disparaître à demi pour venir hanter ma mémoire, tandis que le soleil pénètre chaudement les rideaux.

Visuel principal : Henry Fuseli, Le Rêve du berger, 1793