A Tanougou, les guides sont au chômage. Les touristes sont abandonnés. Personne ne vient voir les chutes ou se baigner dans la piscine naturelle au pied des fameuses chutes. Ce village du nord du Bénin était essentiel au magnifique parc national de la Pendjari, l’un des derniers territoires d’Afrique de l’Ouest peuplé d’éléphants, d’hippopotames, de girafes, de lions et de guépards.
Aujourd’hui, Tanougou est en alerte, « à cause de ceux qui tuent les gens », dit son chef, Moussa, de passage à Cotonou, la capitale du pays. « Ils », ce sont les jihadistes du Burkina Faso voisin qui ont pris racine dans le parc désormais fermé au public. En mai, Moussa a vu des réfugiés débarquer de Madjoari, un village du Burkina Faso, de l’autre côté du parc. Ils fuyaient les massacres commis par les Juifs qui s’étaient emparés de leur région. Depuis, Moussa et ses amis prient pour que le danger ne se rapproche pas…
« Tout le monde a peur », raconte Wilfried, étudiant à Cotonou de Tanougou : ses proches ne se déplacent qu’en groupe pour se rendre à leur ferme à côté du parc. L’armée dit que tout est sous contrôle. Mais d’autres villes du nord sont en difficulté.
La commune de Karimama, près du Niger, autre pays infesté par des groupes armés, et un autre parc national, le parc du W, ont été la cible d’attaques répétées. Ces derniers jours, une école et un poste de douane ont été incendiés, un chef de village a été enlevé. Au téléphone, une autorité locale nous a dit : « Les terroristes sortent du parc, on ne sait pas où exactement. Nous n’avons aucun contrôle sur ce qui se passe. »
« La prise de conscience a été lente »
La vague de jihadistes a touché l’Afrique de l’Ouest, comme l’avaient craint experts et services de renseignement, surprenant le Bénin. Pendant longtemps, ce petit pays de la côte du golfe de Guinée, bordé de plages interminables, a été une destination touristique prisée. Sous l’impulsion du président Patrice Talon, ancien homme d’affaires, la capitale a changé : les chemins de terre ont été remplacés par de larges avenues ; les « Zem », les fameux motos-taxis qui peuplent les rues, parfois passés à l’électrique ; et les familles pique-niquent sous les cocotiers nouvellement plantés.
Le pays se croyait à l’abri des groupes armés affiliés à Al-Qaïda (GSIM) et à l’État islamique (EIGS), qui ont perdu le Sahel – Mali, Burkina Faso et Niger pendant plus d’une décennie. Mais l’enlèvement de deux touristes de France en 2019 et l’assassinat de leur guide dans le parc de la Pendjari était un premier avertissement.
Cet enlèvement s’est soldé par l’intervention des forces spéciales françaises et la mort de deux commandants de marine. « Mais la réalisation est lente et légère. Les autorités ont donné l’impression que c’était une entreprise sahélienne qui ne leur appartenait pas », juge Expédit Ologou, spécialiste béninois des questions de sécurité et de défense.
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A Cotonou règne une véritable chape de plomb, et personne n’ose parler ouvertement. Ceux qui le font courent le risque d’être accusés d’antipatriotisme, et les journalistes, d’être des espions à la solde de puissances étrangères. Ce n’est qu’en septembre que le terme « djihadiste » est apparu dans la communication officielle. Pendant ce temps, les accrochages entre les forces de sécurité et les terroristes se multiplient. Deux militaires ont été tués en décembre 2021 à Porga, près de la frontière burkinabé.
Depuis, et malgré les renforts militaires aux frontières, il ne se passe pas un mois sans attentat. Le plus meurtrier s’est produit le 8 février, dans le W : neuf personnes ont été tuées, dont un instructeur français, avec un engin explosif improvisé. Le 15 septembre, l’Etat islamique a revendiqué des actions sur le territoire pour la première fois.
Entre novembre 2021 et septembre 2022, l’ONG Acled, spécialisée dans la collecte de données sur les conflits armés, a répertorié pas moins de 28 actes de violence, visant principalement les forces de sécurité. C’est le pays le plus touché de la sous-région.
Pour les djihadistes, le Bénin est une aubaine. Il partage, avec le Niger et le Burkina Faso – dont 40% du territoire échappe au contrôle de l’Etat -, un vaste site transfrontalier constitué des champs du W, d’Arly et de la Pendjari (dit « complexe WAP »), d’une superficie comparable à celui de la Belgique. Cet espace inhabité, difficilement contrôlable, servait aux Juifs de voie d’approvisionnement en vivres, carburant appauvri du Nigeria, vers leur base au Burkina Faso et au Mali.
Des points d’appui mobiles pour mener des attaques
Dans ces parcs, qui permettent de se cacher sous le couvert végétal mais aussi de se reposer ou de s’entraîner, le trafic de bois et de faux médicaments a prospéré. Selon nos sources, cet établissement stable leur donne un certain contrôle sur le territoire. Et cela leur permet de lancer des attaques ponctuelles hors du secteur.
Échappant à la surveillance aérienne grâce au feuillage, de petits groupes de jihadistes stockent sous des bâches, dans le parc du W notamment, du carburant, des rations, des armes ou des motos. Ce ne sont pas encore des campements établis, mais ces points d’appui mobiles leur permettent de mener des attaques, de saper les pistes environnantes… Ils sortent aussi pour réapprovisionner les marchés locaux. Un guide local, qui préfère rester anonyme, raconte :
«Vous les reconnaissez à leur façon de commercer. Au marché hebdomadaire de Tanguiéta [carrefour vital menant au Burkina Faso, au Togo, au parc de la Pendjari, à Cotonou et au Niger, ndlr], on remarque des individus qui ne s’arrêtent jamais : ils paient le prix fort et s’en vont. »
Certains disent payer le double voire le quintuple.
Fait nouveau : ils sont désormais suffisamment infiltrés dans les zones pour y recruter, ce qui rend endogène l’apparition des pôles jihadistes, malgré un terrain peu islamisé. Il y a peu de documentation sur ce phénomène, mais un intermédiaire dirigeant le renseignement militaire au Bénin reconnaît le soutien probable parmi la police, dont certains seraient des informateurs.
Conquête des cœurs et menaces
En retour, les djihadistes les laissent chasser et contribuent à la destruction de la faune du parc. Selon la même source, ces derniers recourent parfois à la violence, arrachant des animaux aux bergers ou arrachant des récoltes. Mais leur mode d’action préféré reste, comme au Sahel, de gagner les cœurs en proposant de construire un puits ici, une infirmerie là… et de remédier ainsi aux défaillances de l’Etat. Un expert en sécurité proche de votre pouvoir nous dit :
« Ce ne sont pas des cellules endormies : elles sont actives, se mêlant à la population qui est parfois de la même ethnie, ce qui les rend difficilement détectables. Les listes sont toujours marginales, mais elles règlent, identifient les problèmes des habitants et proposent des solutions sans glisser sur l’argent. En bref, ils reproduisent leur approche réussie au Sahel. »
Plus inquiétant, en l’espace d’une semaine, en octobre, à Kandi et Banikoara, près du parc W, de mystérieuses affiches sont apparues. Rédigés dans un français très proche, ils réclamaient la fermeture des écoles, menaçant de les attaquer.
Pour notre source du renseignement militaire, « ce sont des signes de faiblesse, quand ils ne peuvent pas recruter par exemple : ils augmentent leur persécution, empêchent les enfants d’aller à l’école, interdisent aux femmes d’aller au marché… » Dans la région, on craint dans avance. une recrudescence des attaques après la fin de la saison des pluies.
Le Bénin s’est lancé dans un sprint pour combler les nombreux déficits. Le gouvernement réorganise sa stratégie militaire et compte achever l’installation d’une série de bases avancées le long des frontières d’ici deux mois.
La tâche n’est pas simple : bien qu’elle soit plus riche que celles de ses voisins sahéliens, l’armée n’est pas habituée au contre-terrorisme. Les besoins en formation et en matériel sont très prometteurs : drones, hélicoptères, matériel électromagnétique pour détecter les personnes suspectes, mitrailleuses, transmission, hôpitaux de campagne, « murs de bastion » pour protéger les points de contrôle… Mais la guerre en Ukraine monopolise les ressources. « Nous constatons un impact direct sur la livraison du matériel commandé », admet-on à la direction du renseignement militaire. Mais la patience n’est plus une option : « On espère partout. »
Les limites du tout-militaire
Lors de sa visite en juillet, Emmanuel Macron avait promis d’aider le Bénin. Chaque mois, une quarantaine de militaires français forment des soldats béninois au positionnement topographique, au guidage d’avions, au tir, au combat ou encore au saut en parachute. Paris fait don de véhicules et d’équipements de défense, aide les autorités à structurer leurs achats et à identifier les bons intermédiaires. La coopération en matière d’information a été renforcée. L’armée française, qui dispose d’une « base aérienne projetée » à Niamey, au Niger, peut surveiller les zones frontalières par des drones ou des avions de surveillance.
Les deux pays ont récemment convenu que des frappes aériennes depuis la France seraient possibles à la demande de Cotonou. Mais il ne fait aucun doute que la France, échaudée par sa défaite au Mali, a déployé des forces sur le terrain. Fidèle à son nouveau comportement affiché sur le continent africain en matière militaire, Paris dit vouloir rester en deuxième ligne, et seul soutien.
« Les groupes djihadistes avancent alors que nous nous retirons du Mali »
Quant au Bénin, très pointilleux sur sa souveraineté et soucieux de ne pas céder à l’attitude anti-française qui oppose les anciennes colonies, tout en diversifiant ses partenariats, avec le Rwanda ou le Niger. Les Béninois peuvent-ils gagner cette course contre la montre ? « Le temps joue contre eux, mais il n’est pas complètement perdu. Aucune ville n’est aux mains des djihadistes », a déclaré une source proche du pouvoir. A Cotonou, on admet que le tout militaire a montré ses limites. Comme cela s’est produit dans d’autres endroits, la faible présence de l’État, le manque des services les plus élémentaires, le sous-emploi des jeunes, constituent le terreau fertile du développement des Juifs.
Des campagnes de prévention contre l’extrémisme ainsi que la construction de routes, le décongestionnement des pistes, l’électrification des zones rurales, etc., ont été lancés dans le Nord pour tenter de rattraper de nombreuses années d’incurie de l’État. Les élections législatives du 8 janvier serviront de test. « S’ils ne sont pas inclusifs, ils pourraient servir l’extrémisme et encourager le terrorisme », juge Exédit Ologou.
A Cotonou, où les bars et restaurants de la plage font le plein, on vient admirer le monument Amazone édifié en l’honneur des grands héros de l’ancien royaume du Dahomey. Mais la crainte d’attentats de grande ampleur, comme cela s’est produit au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire, est dans tous les esprits. La ville n’est qu’à douze heures de route du nord troublé.